Responsable : Anne Rouhette

Principes généraux et perspectives :


Cet axe propose de poursuivre et d’approfondir les travaux sur l’intime initiés depuis déjà longtemps par l’équipe Lumières et Romantismes, s’inscrivant dans la continuité de recherches fécondes qui, ces dernières années, ont porté sur des sujets tels que l’écriture de l’intime, voyage et intimité ou encore l’intime et l’objet.
Le thème général de « Rêve et création littéraire », développé dans le texte de cadrage ci-dessous, a été retenu dans la perspective du bicentenaire de la première publication de Frankenstein en 1818. Le héros de Mary Shelley y relate un rêve demeuré célèbre dans la littérature britannique mais, en outre, l’œuvre même trouve en partie au moins son origine dans deux rêves faits par la jeune romancière. Un colloque international organisé en janvier 2018 (date provisoire) permettra de revenir sur la « naissance » de Frankenstein, et plus largement sur l’importance du rêve dans la littérature de langue anglaise aux XVIIIe et XIXe siècles : « Autour de Frankenstein : rêve et création littéraire dans la littérature anglaise et américaine des XVIIIe et XIXe siècles » (titre provisoire ; comité d’organisation : Isabelle Hervouet-Farrar et Anne Rouhette ; comité scientifique envisagé : Margaret Anne Doody [Notre Dame University], Thomas Dutoit [Lille III], Marc Porée [ENS-Ulm], Jean Viviès [Université d’Aix-Marseille]…). Ce colloque sera suivi par une publication.
En amont, ce colloque sera préparé par des séminaires qui concerneront l’ensemble des membres de l’équipe et non plus les seuls anglicistes, ainsi éventuellement que des conférenciers(-ères) invité(e)s. Sont envisagés deux séminaires (rassemblés sur une journée), qui pourraient s’organiser de manière chronologique : le premier (mai/juin 2016) porterait sur « Rêve et rêverie à l’époque des Lumières » et le second (mai/juin 2017) sur « Rêve et rêverie à l’époque romantique (et au-delà) ». Plusieurs types d’interventions pourront être proposés : en plus des présentations d’œuvres ou d’auteurs spécifiques, il serait souhaitable d’aborder également des ouvrages théoriques et/ou historiques (voir les jalons bibliographiques ci-dessous) afin de permettre à chacun de se familiariser avec les enjeux de la question. Dans cette perspective, des présentations mêlant théorie et étude d’une œuvre pourront se révéler particulièrement intéressantes. Enfin, une telle approche pourrait constituer un lien entre formation et recherche : des étudiants de master seront invités à assister à ces séminaires et le cas échéant, en accord avec leur directeur(-trice), à y intervenir.
En aval, selon les souhaits des membres de l’équipe, les problématiques explorées par le colloque pourraient trouver un prolongement dans d’autres travaux (journée d’études, colloque…) portant par exemple sur la littérature de langue française ou sur la littérature européenne, ou bien sur une période plus restreinte.

Texte de cadrage :


Dans Les Paradis artificiels (1860), Baudelaire distingue deux sortes de rêve : le « rêve naturel », dans lequel le dormeur, « l’homme lui-même », se reconnaît de manière transparente et que l’ivresse du haschich ne ferait qu’exacerber ; et « l’autre espèce », « le rêve absurde, imprévu, sans rapport ni connexion avec le caractère, la vie et les passions du dormeur », le « rêve hiéroglyphique », incompréhensible au premier abord, qui « représente évidemment le côté surnaturel de la vie » et à qui les anciens attribuaient une cause extérieure à l’homme. Très grossièrement, ces deux aspects correspondent aux conceptions successives que les Lumières et le Romantisme se font du rêve, naturel (intérieur : venant du rêveur) ou surnaturel (extérieur : venant de quelque puissance inconnue, divine ou humaine, imagination archaïque ou collective).
La psychanalyse, et Freud en particulier, ont mis en lumière le caractère « intérieur » de cet « extérieur » : ce qui nous paraît inexplicable ou absurde dans nos rêves, « sans rapport ni connexion » avec nous-mêmes, vient de ce qui nous est le plus profond mais qui nous demeure inconnu à l’état conscient, contenu auquel la médiation onirique représente un mode d’accès privilégié. Ce qui nous est le plus intime serait aussi ce qui nous est le plus étranger, autre, ce qui conduit à se demander qui rêve quand on rêve, ou qu’est-ce qui rêve en soi. « Est-ce moi qui rêve la nuit ? Ou bien suis-je devenu le théâtre où quelqu’un, quelque chose, déroule ses spectacles tantôt dérisoires, tantôt pleins d’une inexplicable sagesse ? », se demande ainsi Albert Béguin dans l’introduction de L’Âme romantique et le rêve, alors que la citation de Paul Claudel que Béguin place en exergue à son ouvrage articule plus nettement le paradoxe du rêve : « Fermant les yeux, rien ne m’est plus extérieur, c’est moi qui suis extérieur ». À la question d’Albert Béguin, « suis-je celui qui rêve ? », Jean-Luc Nancy répond indirectement en insistant sur l’effacement de ce « je » dans le sommeil : « À mes propres yeux, qui ne regardent plus rien, qui sont tournés vers eux-mêmes et vers la tache noire en eux, ‟jeˮ ne ‟meˮ distingue plus » (Tombe de sommeil, p. 23). Dans un rêve, « je » peut changer de visage, de sexe, d’âge ; qui est alors le « je » qui rêve et celui qui est rêvé, et quelle est sa relation avec celui ou celle qui, éveillé(e), raconte ou écrit ce rêve ?
C’est bien le travail d’écriture du rêve, et la nature du « je » dans ce récit, narrant/narré, intérieur/extérieur, soi/autre, qui nous intéressera ici. Avant Freud, des artistes avaient déjà fait le lien entre rêve et création littéraire, soit en évoquant directement un rêve nocturne qui serait à l’origine d’une œuvre (Walpole pour Le Château d’Otrante, Mary Shelley pour Frankenstein, monstres qu’on pourrait dire engendrés par le sommeil de la raison) ; soit en mêlant le récit d’un rêve personnel à leur œuvre (Dante et La Vita Nuova) ; soit, plus couramment, en proposant le récit enchâssé du rêve d’un personnage, qui vient souvent éclairer et/ou approfondir non seulement la psychologie de ce personnage, mais aussi l’ensemble de l’œuvre (les rêves de Jane Eyre, de Wilhelm Meister ou d’Emma Bovary). Le récit du rêve comme premier brouillon pourra également se prêter à des analyses fécondes : les écrits du moi (correspondance d’écrivains, journaux intimes, mémentos…) développent en effet volontiers des confidences relatives à des rêves nocturnes réels (voire à des rêves inventés de toutes pièces…) susceptibles d’être considérés comme le matériau de base d’une création romanesque à venir. Le rêve devient une autre manière d’inventer de nouveaux projets d’écriture fictionnelle qui ne seront cependant pas tous mis à exécution tant le passage du rêve d’une œuvre future à sa création pour de bon rencontre nombre d’écueils et d’impossibilités qui demandent à être répertoriés et étudiés. Entre autres, on considérera les questions du rêve trop intime et de l’interdit posé par la pudeur ou la retenue mais aussi celle d’un imaginaire débridé dans le rêve que l’œuvre littéraire, encombrée de ses règles, ne peut faire sien ou encore les problèmes de compréhension même et d’interprétation du rêve… Il s’agira donc d’observer en quoi le rêve et son récit constituent les premières traces et peut-être les premiers brouillons d’une œuvre littéraire ultérieure, comment la transcription littéraire se met en place, selon quelles modalités, et pourquoi il lui arrive parfois d’échouer. L’objectif, ici, sera d’observer comment le rêve, en tant qu’écriture de l’intime dans des supports ad hoc (correspondance, privée, journal intime…), se transforme ou pas en une écriture littéraire dans laquelle le rêve est devenu alors la matière première du texte littéraire.
Les rêves diurnes (ou rêveries) ont aussi leur place dans la création littéraire, qu’ils soient envisagés en opposition aux rêves nocturnes (Bachelard, qui propose dans Poétique de la rêverie [1960] une réflexion sur le rôle de la rêverie spontanée dans la naissance de l’œuvre littéraire) ou bien en association avec eux (Freud dans « Le Créateur littéraire et la fantaisie », 1908). On pourrait aller jusqu’à évoquer les rêves (à plus proprement parler les hallucinations) produits par des drogues, comme l’opium ou le haschich (Coleridge, De Quincey, Gautier, Baudelaire). Ainsi, si Baudelaire évoque « L’Homme-Dieu », c’est pour souligner cette quête artistique vers laquelle conduit le rêve provoqué « dans l’ivresse du haschisch ». Pourtant, il ne manque pas alors de nommer Rousseau en écrivant « cela ne vous fait-il pas souvenir de Jean-Jacques, qui […] après s’être confessé à l’univers, non sans une certaine volupté, a osé pousser le […] cri de triomphe […] avec […] sincérité et conviction ? L’enthousiasme avec lequel il admirait la vertu, l’attendrissement nerveux qui remplissait ses yeux de larmes, à la vue d’une belle action ou à la pensée de toutes les belles actions qu’il aurait voulu accomplir, suffisaient pour lui donner une idée superlative de sa valeur morale. Jean-Jacques s’était enivré sans haschisch » et cette exaltation l’a conduit à écrire Les Rêveries du promeneur solitaire (1776-1778). Avec le citoyen de Genève, le mot « rêverie » connaît une évolution sémantique très positive qui passe d’une acception classique péjorative à une signification plus laudative, dès la fin du XVIIIe siècle, pour désigner, selon le Littré, « l’état de l’esprit occupé d’idées vagues ». Pour Rousseau, le rêveur forme un homme nouveau capable de se mettre à l’écoute de sa voix intérieure. La rêverie ressemble alors au miroir de l’âme, détentrice de « paisibles méditations » d’où la jouissance n’est jamais éloignée. La rêverie rousseauienne ambitionne une recherche intimiste du bonheur à partir des impressions extérieures laissées en suspens pour atteindre un moi originel légué par le rappel du passé. L’écriture de la rêverie par Rousseau constitue un texte fondateur à la suite duquel les romantiques ont pu exprimer « les innombrables frissons de l’âme et de la nature ».
Le processus créateur, en tant que ce qui est à la fois le plus intime et le plus insaisissable à l’auteur, pourra donc trouver dans la lumière (ou dans l’obscurité) du rêve et de la rêverie un lieu d’analyse privilégié, dans une perspective qui pourra entre autres être historique et contrastive : la composition de l’équipe Lumières et Romantismes, formée de dix-huitièmistes et de dix-neuvièmistes spécialistes des littératures de plusieurs aires, se prête particulièrement bien à ce genre d’approche.

Jalons bibliographiques :

Sources primaires (dans l’ordre chronologique)

Bunyan, John, Le Voyage du pèlerin (1678)
Richardson, Samuel, Clarisse Harlowe (1748)

Walpole, Robert, Le Château d’Otrante (1764)
Kant, Emmanuel, Les Rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves d’un métaphysicien (1766)
Diderot, Denis, Le Rêve de d’Alembert (1769)
Rousseau, Jean-Jacques, Les Rêveries d’un promeneur solitaire (pub. 1782)

Goethe, Johann Wolfgang von, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1795-96)
Lewis, Matthew, Le Moine (1796)
Brockden Brown, Charles, Edgar Huntly, or Memoirs of a Sleep-Walker (1799)
Coleridge, Samuel T., « Kubla Khan; Or, A Vision in a Dream » (pub. 1816)
Hoffmann, ETA, nombreuses œuvres parmi lesquelles Contes Nocturnes (1816-17)
Shelley, Mary, Frankenstein (1818)
De Quincey, Thomas, Confessions d’un mangeur d’opium (1821)
Hugo, Victor, Le Dernier jour d’un condamné (1828), entre autres
Hawthorne, Nathaniel, “The Haunted Mind” (1835)
Dickens, Charles, A Christmas Carol (1843)
Brontë, Charlotte, Jane Eyre (1847)
Brontë, Emily, Les Hauts de Hurlevent (1847)
Poe, Edgar Allan, nombreuses œuvres parmi lesquelles « A Dream within a Dream » (1849)
Nerval, Gérard de, diverses œuvres parmi lesquelles Les Filles du feu (1850)
Flaubert, Gustave, Madame Bovary (1857), entre autres
Baudelaire, Les Paradis artificiels (1860)
Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1869)
Stevenson, Robert Louis, Dr. Jekyll and Mr. Hyde (1886)
 

Sources secondaires (théorie et histoire littéraire)

Bachelard, Gaston, nombreuses œuvres parmi lesquelles L’Eau et les rêves (1942), La Terre et les rêveries du repos: essai sur les images de l'intimité (1948) et Poétique de la rêverie (1960)
Béguin, Albert, L’Âme romantique et le rêve (1937)
Benjamin, Walter, « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939)
Blanchot, Maurice, « Le sommeil, la nuit », in L’Espace littéraire (1955)
-, « Vaste comme la nuit », in L’Entretien infini (1969)
Canovas, Frédéric, L’écriture rêvée (2000)
Dieterle, Bernard, et Manfred Engel, The Dream and the Enlightenment / Le Rêve et les Lumières (2003)
Freud, Sigmund, nombreuses œuvres parmi lesquelles Sur le rêve (1901), Le Délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen (1907) et « Le créateur littéraire et la fantaisie » (1908) 
Jackson, John Edwin, Souvent dans l’être obscur : rêve, capacité négative et romantisme européen (2001)
Nancy, Jean-Luc, Tombe de sommeil (2007)
Orwat, Florence Michèle, L’Invention de la rêverie : une conquête pacifique du Grand Siècle (2006)
Piper, Andrew, Dreaming in Books: The Making of the Bibliographic Imagination in the Romantic Age (2009).