Habiter ailleurs
Sociopoétique de l’habitat temporaire
Habiter ailleurs. L’expression repose sur la tension entre un mouvement – voyage, itinérance, errance – qui arrache l’individu à ses ancrages familiers, et une pause, une halte, recentrage sinon précaire du moins provisoire. Comment cette façon spécifique d’habiter temporairement des lieux autres sollicite-t-elle l’écriture ? à quel imaginaire fait-elle appel chez le sujet de cette expérience (épistolier, diariste, explorateur, voyageur, carnettiste…) et chez l’écrivain ? En quoi questionne-t-elle un pan des représentations sociales propres à chaque époque ?
Quelques pistes pour amorcer la réflexion :
Villégiatures et art de vivre
Habiter des lieux plus beaux, plus agréables, le temps de la belle saison ou de vacances. L’habiter ailleurs est alors jouissance d’une disponibilité, d’une ouverture à la splendeur du monde et aux plaisirs de la sociabilité, de l’hospitalité, des retrouvailles amicales et familiales.
Plaisir qui est celui des châteaux de la noblesse, où l’on passe les beaux jours, et des villégiatures de la bonne société qui s’écrit (Madame de Sévigné) et qui incarne avec plus ou moins de bonheur un art de vivre, objet d’un regard amusé (Goldoni, trilogie de La Villégiature (1761)) ou nostalgique (Tchekhov,
La Cerisaie (1904), Proust,
À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919)). Au cours du XXe siècle, cet art de vivre se démocratise avec l’apparition des congés payés et le développement du tourisme. De nouveaux sujets et de nouveaux lieux font leur apparition en littérature : la maison de campagne (Pagnol), la côte d’Azur (Colette, Sagan), l’hôtel, le camping, le camping-car (Jablonska 2018)…
L’espace de la rencontre
Habiter ailleurs favorise les rencontres, surtout si à l’entre-soi protecteur des châteaux et villas se substitue des hébergements plus précaires comme l’auberge, nœud narratif de toute une littérature romanesque depuis le
Don Quichotte fondateur jusqu’à
Jacques le fataliste de Diderot en passant par toute la tradition picaresque. Hasard de la halte, hasard de la rencontre, source de récits nouveaux autour d’un verre de vin et de péripéties burlesques ou dramatiques. Les premières grandes autobiographies, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, reprennent ce schéma : Rousseau, Rétif et Casanova sont de grands voyageurs.
À une échelle différente, celle du récit d’exploration relayé par le roman d’aventure, l’habitat précaire dans des régions inconnues est l’occasion de rencontres plus ou moins heureuses avec les peuples autochtones. C’est au contact de ces peuples, souvent eux-mêmes nomades, que se forge, de Lahontan à Lévi-Strauss, un savoir ethnologique. Habiter ailleurs revient alors à « s’ensauvager », du moins provisoirement, à abandonner en même temps que les usages quotidiens du vieux monde, son point de vue occidental. Rêve fascinant qui nourrit les récits des grands voyageurs (Nerval, Bouvier…) et inspire l’écriture romanesque (du Robinson Crusoë à Defoe au best seller
Mille femmes blanches (1998) de Jim Fergus).
Expériences de la perte
Habiter ailleurs correspond à une aspiration profonde de l’Occidental contemporain sédentaire parce qu’elle renvoie à une expérience humaine fondamentale qui touche au rapport au monde et au rapport à l’autre. C’est en se dépouillant de la croûte protectrice des habitudes et repères familiers que l’on peut, éventuellement,
vivre quelque chose d’
autre. Habiter ailleurs serait une expérience initiatique. Mais cette expérience peut aussi être subie comme en attestent tous les récits portant sur les migrations de crises, historiques ou fantasmées (de Barjavel à Volodine). Si les migrants des
Raisins de la colère (1939) de Steinbeck renouent, soir après soir, à la faveur de leurs haltes le long de la route qui les mène en Californie, avec une pratique du nomadisme et de la solidarité qui remonte à l’aube de l’humanité, l’expérience que relatent d’autres auteurs (Irène Nemirovski,
Suite française (2004), Marie NDiaye,
Trois Femmes puissantes (2009)…) est surtout celle d’un effondrement de la civilisation qui laisse émerger ce qu’il y a de pire dans cette humanité. L’expérience de l’exil, de l’errance, de la précarité devient alors celle d’une perte dont l’écriture ne peut faire le deuil (Modiano,
Dora Bruder (1997), Sebald,
Les Emigrants (1999)).
Ces différentes approches, nullement exclusives, soulignent la diversité des approches possibles de ce sujet – habiter ailleurs – et sa fécondité dans une perspective sociopoétique qui nous invite à prendre en considération les différentes représentations de l'habiter, de la demeure, de l’ici et du là-bas, du privé et du public, du temps du séjour, de ses conditions socio-économiques et historiques. Il s’agirait donc de mettre à jour – en fonction des centres d’intérêt des membres de l’équipe – ces représentations et leurs enjeux à différentes époques, dans différents genres et chez différents auteurs.